13. Touché A La Racine

 

 

Les Converse de Luce battaient le bitume. Dans le vent humide qui fouettait son T-shirt noir, elle goûtait presque l’odeur lourde de la portion récemment goudronnée du parking. Ce samedi matin, en se jetant dans les bras des deux personnes qui attendaient près de l’entrée de Sword & Cross, elle oublia tout le reste.

Jamais de sa vie elle n’avait été aussi heureuse d’embrasser ses parents.

Elle regrettait leur entrevue froide et distante, à l’hôpital, et elle était décidée à ne plus commettre la même erreur.

Lorsqu’elle se jeta sur eux, ils trébuchèrent. Sa mère se mit à glousser et son père lui donna une tape bourrue dans le dos. Il portait un énorme appareil photo autour du cou Enfin, ils contemplèrent leur fille. En voyant son visage, ils eurent l’air triste, car Luce pleurait.

— Chérie, qu’est-ce que tu as ? demanda son père en posant une main sur sa tête.

Sa mère fouilla son immense sac à main bleu en quête d’un paquet de mouchoirs en papier. Enfin, elle en agita un sous le nez de Luce.

— On est là, maintenant, assura-t-elle. Tout va bien ?

Non, tout n’allait pas bien.

— Pourquoi vous ne m’avez pas ramenée à la maison, l’autre jour ? demanda la jeune fille, à nouveau fâchée, blessée. Pourquoi vous les avez laissés me reconduire ici ?

Son père blêmit.

— Chaque fois qu’on parlait au directeur, il nous affirmait que tu étais en forme, que tu retournais en cours, comme le bon petit soldat qu’on a élevé. Tu avais la gorge irritée par la fumée et une petite bosse sur la tête, rien de plus.

Il s’humecta nerveusement les lèvres.

— Il y a autre chose ? s’enquit sa mère.

Il suffit à Luce de les regarder pour constater qu’ils s’étaient disputés à ce sujet. Sa mère avait sûrement supplié son père de venir lui rendre visite plus tôt, mais son père, plus sévère, avait dû s’y opposer.

Comment leur expliquer ce qui s’était passé, ce soir-là, et ce qu’elle avait enduré depuis ? Elle avait en effet repris les cours, mais pas de son plein gré. Physiquement, ça allait. En revanche sur tous les autres plans – affectif, psychologique, amoureux – elle était au plus mal.

— On essaie juste de respecter le règlement, expliqua son père en posant sa grosse main sur sa nuque.

Ce geste paternel lui imposait une posture inconfortable, mais cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas vu ses parents qu’elle n’osait pas s’écarter.

— On veut ce qu’il y a de mieux pour toi, ajouta-t-il. On il doit faire confiance à ces gens (il désigna les imposants bâtiments du campus, comme s’ils représentaient Randy, le directeur, M. Udell, et tous les autres), et se dire qu’ils connaissent leur boulot.

— Ce n’est pas le cas, répliqua Luce en fixant les bâtiments austères et le pré désert.

Elle n’avait toujours rien compris à cette école.

Cette fameuse « journée des parents », par exemple. Les responsables en faisaient tout un pataquès, comme si c’était un privilège d’avoir le droit de voir sa famille ! N’empêche qu’il restait dix minutes avant le déjeuner et qu’il n’y avait que la voiture des parents de Luce sur le parking.

— C’est vraiment n’importe quoi, ici, reprit-elle d’un ton assez cynique pour que ses parents échangent un regard troublé.

— Luce, chérie…, gémit sa mère en lui caressant les cheveux.

Elle n’était pas habituée à sa nouvelle coiffure. D’instinct, ses doigts de mère lissaient les mèches disparues de Luce, celles qui lui tombaient jadis dans le dos.

— On voudrait passer une bonne journée avec toi, reprit-elle. Ton père t’a apporté tous tes plats préférés.

Penaud, Harry lui tendit un patchwork coloré et une sorte de valise en osier que Luce n’avait jamais vue. En général, quand ils pique-niquaient, c’était plus décontracté. Ils emportaient les sacs de l’épicerie, et étalaient un vieux drap déchiré par terre, dans l’herbe, au bord de l’eau, devant chez eux.

— Même des okras au sel ? demanda Luce d’une voix enfantine.

Au moins, ses parents faisaient des efforts.

Son père opina.

— Et du thé glacé, des galettes, de la sauce, des bouchées au cheddar bien pimentées, comme tu les aimes et... Ah oui ! et autre chose, aussi.

Elle sortit de son sac une grosse enveloppe rouge qu’elle tendit à Luce. L’espace d’un instant, la jeune fille sentit se entrailles se nouer en songeant aux lettres de haine qui la traitaient de tueuse psychopathe, de fille de la mort.

Mais en reconnaissant l’écriture, elle afficha un large sourire.

Callie !

Elle déchira vite l’enveloppe et en sortit une carte : une photo en noir et blanc de deux vieilles dames chez le coiffeur. À l’intérieur, chaque millimètre était couvert de la grosse écriture ronde de Callie, avec quelques bouts de papier libre supplémentaires, faute de place sur la carte.

 

Chère Luce,

Puisque ton quart d’heure de téléphone est ridicule (Fais une demande de temps supplémentaire. C’est trop injuste !), je vais la jouer à l’ancienne et me lancer dans la correspondance. Tu y découvriras les détails de tout ce qui m’est arrivé au cours des deux dernières semaines. Que cela te plaise ou non…

 

Luce serra l’enveloppe contre son cœur. Elle souriait toujours, impatiente de dévorer la lettre dès que ses parents seraient partis. Callie ne l’avait pas laissée tomber ! Et ses parents la soutenaient. Cela faisait bien longtemps que Luce ne s’était pas sentie aimée à ce point. Elle prit la main de son père dans la sienne.

Soudain, un sifflement strident fit sursauter ses parents.

— C’est l’heure du repas, expliqua-t-elle, à leur grand soulagement. Venez, je voudrais vous présenter quelqu’un.

Tandis qu’ils quittaient le parking chauffé à blanc pour se diriger vers le pré, où se tenaient les animations de la « journée des parents », Luce se mit à voir le campus à travers les yeux du couple. Elle remarqua le toit délabré du bureau principal, et l’odeur écœurante des pêches trop mures du verger, à côté du gymnase. La grille du cimetière, toute rouillée. En deux semaines à peine, elle s’était accoutumée aux horreurs de Sword & Cross.

Ses parents avaient l’air consternés. Son père désigna une vigne moribonde qui grimpait sur une clôture délabrée, à l’entrée du pré.

— C’est du chardonnay, dit-il avec une pointe d’amertume dans la voix, car il avait de la compassion pour les plantes.

Sa mère serrait son sac à main contre sa poitrine à deux mains, comme chaque fois qu’elle se trouvait dans un quartier où elle redoutait d’être agressée. Et ils n’avaient pas encore vu les caméras de surveillance… Eux qui étaient réfractaires à certaines choses, comme une webcam pour leur fille. Ils allaient détester cette surveillance constante.

Luce avait envie de les protéger des atrocités de Sword & Cross, car elle commençait à supporter, voire à vaincre le système. L’autre jour, Arriane l’avait entraînée dans une course d’obstacles à travers le campus pour lui désigner les « rouges mortes », les caméras dont la batterie était à plat ou sournoisement remplacée, ce qui créait des angles morts. Ses parents n’avaient pas à savoir tout ça. Ils avaient juste besoin de passer une bonne journée avec elle.

Penn était assise, jambes pendantes, sur les gradins, là où Luce lui avait donné rendez-vous à midi. Elle tenait un chrysanthème en pot.

— Penn, je te présente mes parents, Harry et Doreen Price, déclara Luce. Maman, papa, voici…

— Pennyweather Van Syckle-Lockwood, intervint l’intéressée en tendant son pot de chrysanthème à deux mains. Merci de me permettre de déjeuner avec vous.

Les parents de Luce lui sourirent poliment, sans lui poser la moindre question sur sa famille. Luce n’avait pas eu le temps de leur expliquer.

C’était encore une belle journée. Les saules aux tons vert vif se balançaient devant la bibliothèque. Luce plaça ses parents de telle sorte qu’ils ne voient pas les taches de suie et les vitres brisées par l’incendie. Tandis qu’ils étendaient le patchwork dans l’herbe, Luce entraîna Penn à l’écart.

— Comment tu vas ? lui demanda-t-elle.

Car si elle avait dû passer la journée à saluer les parents tout le monde sauf les siens, elle aurait aussi eu besoin d’un petit remontant.

Etonnamment, Penn avait l’air enjoué.

— Déjà bien mieux que l’an dernier ! répondit-elle. Et grâce à toi. Si tu n’étais pas là, je n’aurais eu personne, aujourd’hui.

Ce compliment prit Luce par surprise. Elle scruta la cour pour voir comment les autres géraient l’événement. Si le parking était encore à moitié vide, les familles commençaient à arriver doucement.

Un peu plus loin, Molly était assise sur une couverture, entre un homme et une femme au visage écrasé, en train de dévorer une cuisse de dinde. Accroupie sur un gradin, Arriane murmurait à l’oreille d’une punk plus âgée qu’elle, aux cheveux d’un rose criard. Sa grande sœur, sans doute. Toutes deux croisèrent le regard de Luce. Arriane sourit et lui fit signe, puis elle murmura quelques mots à sa sœur.

Roland était entouré de plusieurs personnes qui disposaient un pique-nique sur une grande couverture. Ils riaient, plaisantaient. Plusieurs gamins se lançaient de la nourriture. Ils semblaient passer un bon moment, jusqu’à ce qu’un épi de maïs transformé en projectile atterrisse dans l’œil de Gabbe, qui traversait le pré à ce moment-là. Elle foudroya Roland du regard, puis guida un homme assez âgé pour être son grand-père, qu’elle tenait par le bras, vers une rangée de chaises longues disposées dans l’herbe.

Daniel et Cam brillaient par leur absence. À quoi pouvaient ressembler leurs familles ? Après que Daniel l’eut abandonnée pour la deuxième fois au bord du lac, Luce était furieuse et gênée, mais elle mourait d’envie de voir un de ses proches. Au vu de son dossier si mince, il y avait de quoi se demander s’il avait encore le moindre contact avec les siens.

Doreen disposa des croquettes au cheddar sur quatre assiettes. Son père y ajouta les jalapeños fraîchement coupés, de quoi se brûler la langue. C’était ainsi que Luce les aimait. Penn ne semblait pas familière de ces spécialités typiquement géorgiennes qui avaient bercé l’enfance de Luce. Les okras au sel lui inspiraient manifestement une certaine méfiance, mais, dès la première bouchée, elle hocha la tête d’un air approbateur.

Les parents de Luce avaient apporté tous les plats préférés de leur fille, jusqu’aux pralines aux noix de pécan de chez l’épicier du coin de la rue. Ils mangèrent avec entrain, ravis d’avoir une bonne raison de ne pas parler de la mort.

Luce aurait dû savourer ces instants avec eux, à boire du thé glacé, mais faire comme si ce festin était normal, à Sword & Cross, relevait de l’imposture. Cette journée n’était qu’une imposture.

En entendant crépiter quelques applaudissements, Luce regarda en direction des gradins. Randy se tenait à côté de M. Udell, le directeur, que Luce n’avait jamais vu en chair et en os. Son portrait particulièrement maussade trônait à l’entrée principale de l’école, mais l’artiste s’était montré indulgent. D’après Penn, le directeur n’apparaissait sur le campus qu’une fois par an, pour la journée des parents. Sans exception. Sinon, il ne quittait pas son manoir de Tybee Island, même si l’un de ses élèves trouvait la mort, ses bajoues lui mangeaient le menton. De son regard bovin, il observa l’assemblée sans se concentrer sur quelqu’un en particulier.

À son côté, Randy, les jambes écartées et gainées de bas blancs, affichait un sourire contrit. Le directeur s’épongea le front d’une serviette. Ils faisaient leur tête des grands jours, mais visiblement au prix de gros efforts.

— Bienvenue à Sword & Cross, en cette cent cinquante neuvième journée des parents, déclara Udell dans son micro.

— C’est vrai, ça ? demanda Luce à Penn.

Elle avait peine à imaginer une journée des parents en ces temps immémoriaux…

Penn leva les yeux au ciel.

— Sûrement une erreur de typo. Je leur ai pourtant dit de lui acheter de nouvelles lunettes de lecture.

— Nous vous avons préparé une journée de plaisir en famille, à commencer par ce pique-nique convivial…

— En général, ça ne dure que dix-neuf minutes, indiqua Penn aux parents de Luce, qui se crispèrent.

— Elle plaisante, souffla discrètement Luce.

— Ensuite, vous pourrez choisir vos activités. À la bibliothèque, notre biologiste maison, Mme Yolanda Tross, vous proposera une conférence passionnante sur la flore locale du campus. Sur le pré, Mme Diante supervisera une série de courses dans un esprit bon enfant. Quant à M. Stanley Cole, il organise une visite guidée du cimetière de nos vaillants héros. La journée promet d’être très chargée et oui… (Il esquissa un large sourire taquin) vous serez ensuite interrogés !

Tout à fait le genre de vanne nulle et rebattue susceptible de faire rire des familles en visite... Luce en fut exaspérée. Cette tentative pathétique de plaisanterie enjouée confirmait que ces gens étaient venus uniquement pour se sentir moins coupables d’avoir laissé leur enfant entre les mains du corps enseignant de Sword & Cross. Les Price s’esclaffèrent, eux aussi, mais ils ne cessaient de guetter sur le visage de Luce des indications sur l’attitude à adopter.

Après le déjeuner, les familles remballèrent leurs provisions et se dispersèrent. Luce eut l’impression que très peu de gens participeraient aux activités organisées. Nul n’avait suivi Mme Tross à la bibliothèque et, jusqu’à présent, seuls Gabbe et son grand-père prenaient le départ de la course en sac, à l’autre extrémité du pré.

Luce ignorait où Molly, Arriane et Roland s’étaient éclipsés avec leurs familles, et elle n’avait toujours pas vu Daniel. Ses propres parents seraient déçus s’ils ne visitaient pas le campus et ne participaient à aucune des animations prévues. La visite guidée de M. Cole étant le moindre mal, Luce suggéra de tout remballer avant de le rejoindre à la grille du cimetière.

En chemin, Arriane sauta du gradin supérieur, telle une gymnaste bondissant de ses barres parallèles, et atterrit juste devant les parents de Luce.

— Bonjoouur ! roucoula-t-elle en leur servant son plus beau numéro de toquée.

— Papa, maman, dit Luce en les prenant par les épaules, je vous présente ma copine Arriane.

— Là-bas, fit Arriane en désignant la punk aux cheveux rose qui descendait tranquillement les marches, c’est ma sœur, Annabelle.

Annabelle ignora la main que lui tendait Luce et la prit dans ses bras pour une longue accolade. Luce sentit presque ses os s’entrechoquer. Gênée, elle commençait à se demander ce qu’Annabelle fabriquait, lorsque celle-ci la relâcha.

— C’est si bon de te rencontrer, dit-elle en lui prenant la main.

— C’est réciproque, répondit Luce avec un regard de biais vers Arriane.

— Vous participez à la visite de M. Cole, les filles ? demanda Luce à Arriane, qui fixait sa sœur comme si elle était folle.

Annabelle ouvrit la bouche, mais Arriane s’empressa d’intervenir :

— Pas question ! Ces activités, c’est vraiment pour les nazes ! (Elle regarda les parents de Luce.) Enfin, je ne parlais pas de vous, bien sûr…

— On aura peut-être l’occasion de se revoir plus tard ! lança Annabelle, résignée, à Luce avant qu’Arriane l’entraîne au loin.

— Elles ont l’air gentilles, commenta Doreen de sa voix inquisitrice indiquant qu’elle attendait des explications.

— Euh, pourquoi cette fille t’apprécie à ce point ! demanda Penn.

Luce la dévisagea, puis se tourna vers ses parents. Devait-elle vraiment justifier, en leur présence, le fait que quelqu’un l’appréciait ?

— Lucinda ! appela M. Cole en agitant la main, devant la grille du cimetière. Par ici !

Le prof salua chaleureusement ses parents et posa la main sur l’épaule de Penn. Luce ne savait que penser de la participation de M. Cole à cette journée, ni de son enthousiasme forcé. Dès qu’il commença à parler, toutefois elle fut impressionnée.

— Je m’entraîne toute l’année pour cette visite, murmura-t-il. Cela permet de faire sortir les élèves pour leur montrer les merveilles de ce lieu. J’adore ça ! C’est ce qu’il y a de plus proche d’une classe verte, pour un professeur dans un centre de réinsertion. Naturellement, personne ne s’est jamais présenté à mes visites, ce qui fait d’aujourd’hui ma… première fois !

— Eh bien, c’est un honneur pour nous, répondit le père de Luce avec un large sourire.

Ce n’était pas que le passionné de canons et de la guerre de Sécession qui s’exprimait. Son père trouvait manifestement M. Cole crédible. Et son père était le meilleur juge qui soit de la personnalité des gens.

Les deux hommes descendaient déjà la pente vers le cœur du cimetière. La mère de Luce laissa son panier de pique-nique près de la grille et adressa à Luce et Penn l’un de ses sourires de circonstance.

M. Cole agita la main pour attirer leur attention.

— D’abord, quelques faits. (Il arqua les sourcils.) Selon vous, quel est le plus ancien élément de ce cimetière ?

Luce et Penn baissèrent la tête, évitant son regard, comme pendant les cours. Harry se hissa sur la pointe des pieds pour observer certaines des plus grandes statues.

— Question piège ! s’écria M. Cole en tapotant la grille en fer forgé. Cette portion de la grille fut installée par le propriétaire d’origine, en 1831. On dit que sa femme, Ellamena, cultivait un jardin superbe et qu’elle voulait empêcher les pintades de détruire ses plants de tomates, (Il rit sous cape.) C’était avant la guerre. Et avant l’affaissement de terrain. On continue !

Tandis qu’ils avançaient, M. Cole fournit moult détails sur la création du cimetière, le contexte historique et « l’artiste » – même lui parut mettre des guillemets – auquel on devait la sculpture ailée perchée sur le monolithe qui se dressait au milieu du cimetière. Le père de Luce abreuvait M. Cole de questions, tandis que sa mère passait la main sur les plus belles pierres tombales en murmurant « Oh... » chaque fois qu’elle lisait une inscription. Penn la suivait, regrettant sans doute de ne pas s’être retrouvée avec une autre famille pour la journée. Luce fermait la marche. Et si elle avait dû faire visiter elle-même le cimetière à ses parents ?

 

Voilà où j’ai été collée pour la première fois…

Et là, la statue en marbre d’un ange a failli me décapiter…

Ici, un élève qui ne vous plairait pas m’a invitée au pique-nique le plus étrange de ma vie.

 

— Cam ! appela M. Cole tandis que le petit groupe contournait le monolithe.

Cam était accompagné d’un homme brun élancé, vêtu d’un costume noir. Aucun des deux n’entendit M. Col ou ne vit le groupe qu’il conduisait à travers le cimetière. Ils discutaient à voix basse, à grand renfort de gestes, près du chêne. Luce avait vu son prof de théâtre adresser le même genre de signes aux élèves qui coinçaient sur une scène, lors d’une représentation.

— Ton père et toi seriez-vous des retardataires ? demanda M. Cole à Cam, plus fort, cette fois. Vous avez presque tout raté de notre visite, mais il reste un ou deux faits intéressants à aborder.

Cam tourna lentement la tête dans sa direction, puis à nouveau vers son compagnon, qui parut amusé. Cet homme élégant, avec son énorme montre en or, ne semblait pas en âge d’être son père. Peut-être avait-il simplement bien vieilli. Cam observa le cou de Luce et parut, l’espace d’un instant, un peu déçu de ne pas la voir arborer son collier. Elle rougit, car elle sentait que sa mère, intriguée et curieuse, n’en ratait pas une miette.

Ignorant M. Cole, Cam se dirigea vers Doreen et lui fit un baisemain avant même de lui avoir été présenté.

— Vous devez être la sœur aînée de Luce, dit-il d’un ton désinvolte.

Penn mima un haut-le-cœur et murmura à l’oreille de Luce :

— Dis-moi que je ne suis pas la seule à être malade…

La mère de Luce semblait tellement abasourdie que son mari et sa fille en furent mal à l’aise.

— Hélas ! Nous ne pouvons pas rester pour la visite, reprit Cam.

Il adressa un clin d’œil à Luce et recula au moment précis où Harry s’approchait.

— ... Mais ce fut un plaisir de vous croiser. (Il les regarda tous les trois, sauf Penn) On y va, papa.

— Qui est-ce ? chuchota Doreen dès que Cam et son père supposé eurent disparu de l’autre côté du cimetière.

— Oh, l’un des admirateurs de Luce ! lança Penn, désireuse d’alléger l’atmosphère.

Elle obtint l’effet inverse.

— Il y en a donc plusieurs ? s’enquit le père de Luce en scrutant Penn.

Dans la lumière de cette fin d’après-midi, Luce décela Quelques premiers poils blancs dans sa barbe. Pas question le passer les derniers moments de cette journée à persuader ! Son père de ne pas s’inquiéter au sujet des garçons du centre.

— C’est sans importance, papa. Penn plaisante.

— Tu devrais faire attention, Lucinda, persista-t-il.

Luce songea à l’insistance de Daniel, l’autre jour, lorsqu’il affirmait qu’elle n’avait rien à faire à Sword & Cross. Soudain, elle eut très envie d’implorer ses parents de l’emmener loin d’ici.

Mais ce même souvenir l’incita également à se taire. Le contact excitant de sa peau sur la sienne, quand elle l’avait poussé, au bord du lac, et par moments, la tristesse absolue de son regard… C’était à la fois complètement fou et véridique : cela valait peut-être la peine d’endurer l’enfer de Sword & Cross pour passer un peu plus de temps avec Daniel, rien que pour voir ce qui pouvait en ressortir.

— Je déteste les adieux, souffla Doreen, interrompant les pensées de sa fille pour la serrer dans ses bras.

Luce consulta sa montre. Son moral sombra. Comment l’après-midi avait-il pu filer aussi vite ? Il ne pouvait pas déjà être l’heure que ses parents s’en aillent…

— Tu nous appelles, mercredi ? demanda Harry en l’embrassant sur les deux joues, comme on le faisait toujours du côté français de sa famille.

Tandis qu’ils regagnaient le parking, ses parents la prirent par la main. Puis ils l’étreignirent et l’embrassèrent encore. Enfin, ils saluèrent Penn et lui souhaitèrent bonne continuation. Luce aperçut alors une caméra de surveillance installée dans un pilier en brique, près d’une cabine téléphonique hors d’usage, à la sortie de l’établissement. Cette caméra devait être équipée d’un détecteur de mouvement, car elle suivait leurs déplacements. Arriane n’avait pas encore dû la repérer. Ses parents ne remarquèrent rien, et c’était mieux ainsi.

En s’éloignant, ils se retournèrent par deux fois pour saluer les deux filles restées à l’entrée du hall. Puis Harry démarra sa vieille Chrysler New Yorker noire et baissa la vitre.

— On t’aime ! cria-t-il très fort. Mais Luce n’en fut pas gênée, tant elle était triste.

— Merci, murmura-t-elle en agitant la main.

Merci pour les pralines, pour les okras, merci d’avoir passé toute la journée ici, d’avoir pris Penn sous votre aile, sans poser de question, merci de m’aimer encore même si je vous fais peur.

Quand les feux arrière eurent disparu au détour du virage, Penn tapota Luce dans le dos.

— Je pensais aller voir mon père, dit-elle timidement en martelant le sol de la pointe de sa chaussure. Tu voudrais m’accompagner ? Sinon, je comprendrais, hein, parce que c’est là-bas…

Elle désigna les profondeurs du cimetière.

— Bien sûr que je viens ! répondit Luce.

Elles restèrent sur la partie plus élevée du cimetière, jusqu’au coin le plus à l’est, où Penn s’arrêta devant une tombe.

Modeste, blanche, elle était couverte d’une couche d’aiguilles de pin. Penn s’agenouilla et se mit à la déblayer.

STANFORD LOCKWOOD, disait simplement la pierre. LE MEILLEUR DES PÈRES.

Luce reconnaissait Penn, derrière cette inscription. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle ne voulait pas que son amie s’en aperçoive. Après tout, Luce avait encore ses parents. Si quelqu’un était en droit de pleurer, c’était... Penn pleurait. Elle essayait de dissimuler ses sanglots sous des reniflements discrets et quelques larmes essuyées sur le bas élimé de son pull. Luce s’agenouilla à son tour pour l’aider à enlever les aiguilles de pin. Elle prit son amie dans ses bras et la serra le plus fort qu’elle put.

Penn s’écarta et la remercia, avant de sortir une lettre de sa poche.

— En général, je lui écris, expliqua-t-elle.

Désireuse de lui accorder un moment de solitude avec son père, Luce se leva et fit un pas en arrière. Puis elle tourna les talons et descendit la pente vers le cœur du cimetière. Elle avait les yeux encore humides, mais elle crut voir quelqu’un assis, seul, sur le monolithe. Oui. Un garçon dont les bras étaient enroulés autour de ses jambes repliées. Comment était-il monté là-haut ?

Il semblait tendu, seul, comme s’il était resté toute la journée ainsi, et ne voyait ni Luce ni Penn. Il paraissait indifférent à tout. Mais Luce n’eut pas à s’approcher pour être sûre de savoir qui c’était.

Luce avait passé tellement de temps à se demande pourquoi le dossier de Daniel était si mince, quels secrets le livre disparu de son ancêtre pouvait receler, où son esprit avait vagabondé, le jour où elle l’avait interrogé sur sa famille... Pourquoi était-ce toujours tout l’un ou tout l’autre, avec lui ?

Après une journée riche en émotions avec ses parents, Luce faillit s’écrouler de tristesse, car Daniel, lui, était seul au monde.